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21/10/2012

Les conseils d'Athéna, déesse aux yeux pers

Quand de la table on eut goûté tous les plaisirs,

le coeur des prétendants n'eut plus d'autre désir

que la danse et le chant, atours des bons moments.

Un héraut avait mis le plus bel instrument,

la divine cithare, aux mains de Phémios,

qui chantait devant eux la gloire des héros,

mais, pensant à Ulysse, il avait le coeur gros.

 

L'aède, en débutant aprés un court prélude,

chantait à belle voix comme à son habitude,

pour n'être point ouï d'aucun des prétendants,

Télémaque en penchant son large front prudent

vers la vierge aux yeux pers, dit ces sages paroles :

-Ne fais pas attention à ces phrases frivoles!

Regarde-moi ces gens : voilà tout leur souci,

le chant et la cithare et de manger ici!

Ce leur est si commode! ils vivent chez autrui,

mangeant impunément tous les biens de celui,

dont les os blanchissant, pourrissant sous la pluie,

jonchent quelque rivage ou roulent sous les flots.

Ah! si dans son Ithaque, il rentrait, ce héros,

comme ils donneraient, tous, pour fuir la sombre mort,

les trésors les plus lourds et d'étoffes et d'or!

Mais voilà qu'il est mort, et d'une mort immonde!

et je n'ai plus d'espoir, quel que soit en ce monde

l'homme qui me viendrait annoncer son retour!...

Non! pour lui, c'en est fait! il ne voit plus le jour!

Mais voyons, réponds-moi point par point, sans détour :

quel est ton nom, ton peuple, et ta ville et ses lois?

Arrives-tu chez nous pour la première fois?

ou plutôt n'es-tu pas un hôte de mon père?

tant d'autres ont connu son manoir et ses terres,

et lui-même, il était d'amis si grand coureur!

 

La déesse aux yeux pers lui dit avec douceur :

-Oui! je vais là-dessus te parler sans détours.

Chez moi, c'est par Mentès qu'on me nomme toujours;

j'ai l'honneur d'être fils du sage Anchialos,

et je commande à nos bons rameurs de Taphos.

Je viens de débarquer, tu vois : j'ai mon bateau,

et j'ai mes compagnons; sur les vineuses eaux,

je vais à Témésa, chez des gens d'autres moeurs,

troquer mon fret de fer contre un bronze meilleur :

mon navire est mouillé, vers la prairie divine,

sous les bois du Neion, au port de la Ravine.

Nous sommes l'un pour l'autre, et non depuis hier,

des hôtes de famille et nous en sommes fiers.

Interroge plutôt à ton premier voyage,

le vieux héros Laerte au coeur noble et trés sage;

car on me dit qu'en ville, il ne vient plus jamais,

et qu'il vit retiré sur ses champs désormais,

travaillant et courant chaque jour la campagne,

le coeur plein de chagrin, que pour seule compagne

une vieille lui sert chaque jour ses repas,

quand il rentre au logis avec ses membres las

d'avoir traîné longtemps sur son coteau de vignes...

Moi, si je suis ici, c'est que des gens indignes

m'avaient dit revenu notre Ulysse divin.

Mais je vois que les dieux lui barrent le chemin.

Ce n'est pas qu'il soit mort, notre Ulysse divin!

Il est encore au monde et vivant, mais en cage,

au bout des mers, qui sait? dans une île aux deux plages,

aux mains de quelque peuple intraitable et sauvage

qui le retient chez lui encore à contrecoeur.

Veux-tu la prophétie qu'un dieu me jette au coeur

dont on aura bientôt le bonheur en partage?

Je ne suis ni devin ni savant en présages,

mais il retrouvera son île entre deux mers;

quand il serait lié d'une chaîne de fer,

il a tant de moyens : il saura s'en sortir...

Mais, à ton tour, dis-moi, point par point, sans mentir :

c'est Ulysse, de lui, que vraiment tu naquis?...

Quoi! déjà ce grand fils que j'ai vu si petit!...

C'est frappant en effet : comme tu lui ressembles!...

sa tête ses beaux yeux!...Car nous allions ensemble

avant qu'il ne s'embarque au pays des Phrygiens,

aux creux des longs vaisseaux, avec les chefs Argiens.

Mais depuis ce jour-là, jamais je ne vis plus

le héros d'endurance; il ne m'a pas revu.

 

Posément Télémaque entama ce discours :

-Oui, mon hôte, je vais te parler sans détour.

Que je sois bien son fils?...ma mère me le dit :

moi, je n'en sais pas plus; à quel signe un petit

reconnaît-il son père, eut-il été un dieu?...

Ah! ne suis-je né d'un bon mortel heureux,

qui, sur ses biens, aurait attendu la vieillesse!

Mais le plus malheureux des humains en détresse,

c'est bien mon père, Ulysse, absent depuis longtemps.

 

La déesse aux yeux pers répliqua posément :

-Ne crois pas que les dieux aient refusé leur signe

à cette descendance alors qu'elle en fut digne,

surtout quand Pénélope enfanta un tel fils...

Mais à ton tour, dis-moi point par point, sans malice :

pourquoi donc ce festin? qu'en avais-tu besoin?

banquet de mariage ou rendu par tes soins?

Il est clair qu'il ne peut s'agir ici d'encas.

Mais je dis qu'attablés sous ton toit, ces gens-là

t'offensent chaque jour : ne les laisse pas faire :

devant telle insolence et dans pareille affaire,

est-il homme de tact qui ne soit indigné?

 

Posément, Télémaque eut ces mots résignés :

-Puisque tu veux savoir et que tu as tout vu,

il se peut qu'autrefois, ce logis ait connu

l'opulence et la règle en des temps trés anciens...

au temps où le héros vivait sur tous ses biens!...

Aujourd'hui, quel revers, par le décret des dieux

qui, nous voulant du mal, le cachent à nos yeux,

puisqu'ils l'ont fait le plus invisible des hommes!

Oui! sa mort, me serait bien moins cruelle en somme,

si je savais qu'il eût péri avec les siens,

au pays des troyens; car, des Panachéens,

il aurait eu sa tombe avec d'autres Argiens,

et me léguait ainsi sa gloire et sa mémoire!

Mais, tu vois, les Harpyes l'ont enlevé sans gloire;

il a quitté la vie sur l'invisible flot,

ne me laissant au coeur que douleurs et sanglots.

Et, quand je me lamente en croyant qu'il se meurt,

ce n'est plus seulement son destin que je pleure :

les dieux m'ont préparé d'autres jours difficiles.

Tous les chefs, tant qu'ils sont, qui règnent sur nos îles,

Doulichion, Samé, Zante la forestière,

et tous tyrans des monts de notre Ithaque entière,

tous courtisent ma mère et mangent la maison.

Elle, sans repousser un hymen de raison,

n'ose pas en finir pour rester au manoir.

Vois-les, à belles dents, dévorer mon avoir;

on les verra bientôt me déchirer moi-même.

 

Athéna répondit dans sa colère extrême :

-Oh! misère!...combien te met dans l'indigence

l'absence du héros! Ah! de leur impudence

il viendrait vite à bout, de ses mains, et sur l'heure,

je le vois aujourd'hui rentrer en sa demeure,

debout au premier seuil, bouclier, casque au front

et deux piques en mains, tel qu'en notre maison,

buvant, avec toujours au coeur beaucoup de joie,

il m'apparut jadis pour la première fois,

le jour où je le vis qui revenait d'Ephyre.

Là-bas aussi, un jour, à bord de son navire,

Ulysse était allé demander à Ilos,

le fils de Mermeros, le poison des héros,

dont il voulait tremper le bronze de ses flèches.

L'autre avait refusé avec des mots revêches,

alléguant le respect des dieux toujours en vie.

Mon père aimait si fort le tien qu'il l'en munit...

Tel qu'alors je le vis, qu'il rentre, cet Ulysse,

chasser ces prétendants et leurs tristes complices!

tous auront la vie courte et des noces amères.

Mais laissons tout cela à tous les dieux, nos pères :

ce manoir verra-t-il son éminent retour,

sa vengeance, ou bien leur impiété toujours?...

Je t'engage à chercher comment tu renverras

d'ici les prétendants qui te font ces tracas.

Il faut bien me comprendre et peser tous mes mots :

convoque l'assemblée achéenne au plus tôt;

en attestant les dieux, dis-leur à tous un mot;

somme-les de rentrer, chacun sur son domaine!...

Ta mère, si son coeur la pousse à cet hymen,

s'en ira chez son père : il a dans son logis

de quoi la recevoir...Toi, j'ai bien réfléchi;

écoute mon conseil : équipe le meilleur

des vingt rames et va aux nouvelles, ailleurs;

sur ton père éloigné de chez lui par les dieux,

interroge les gens ou recueille de Zeus

l'une de ces rumeurs qu'on entend en tous lieux.

Va d'abord t'enquérir chez Nestor s'il est là,

à Pylos, puis à Sparte écouter Ménélas :

c'est le dernier qui soit, de tous les Achéens

à la cotte de bronze, arrivé chez les siens...

si là-bas on t'apprend que ton père est vivant

et qu'il va revenir, attends encore un an.

Mais si c'était la mort, implacable et brutale,

tu reviendrais tout droit à la terre natale,

pour lui dresser sa tombe avec tous les honneurs

qu'on lui doit, car il fut, et de loin, le meilleur,

et puis tu donnerais un époux à ta mère.

Ces devoirs accomplis en l'honneur de ton père,

tu verras en ton coeur et ton âme comment

dans ton manoir tuer ces fougueux prétendants

par la ruse ou aprés un long et dur carnage.

Laisse les jeux d'enfants : ce n'est plus de ton âge.

Ecoute le renom que chez tous les humains,

eut le divin Oreste, aprés que de ses mains

il eut tué Egisthe aux armes de vipère

qui lui avait tué le plus noble des pères!

Toi! mon cher, beau et grand comme un auguste dieu,

sois vaillant pour qu'un jour quelque arrière-neveu

puisse parler de toi sans aucun déshonneur...

Mais je dois m'en aller, redescendre au croiseur;

mon équipage attend et peut-être s'affole :

à part, toi, réfléchis et pèse mes paroles.

 

Posément, Télémaque alors, lui répondit :

-Je reconnais, mon hôte, en ce que tu me dis,

les pensées d'un ami, d'un père à son enfant :

je n'en oublierai rien, je t'en fais le serment!

Si pressé que tu sois, reste encore un moment!

Je t'offrirai le bain, des divertissements

et, pour rentrer à bord l'âme emplie de plaisir,

quelque cadeaux de prix, quelque beau souvenir

qui te reste de moi quand tu seras chez toi,

comme on doit en donner à un hôte de choix.

 

La déesse aux yeux pers, alors de répartir :

-Non! ne me garde pas! je brûle de partir.

Le cadeau que ton coeur t'incitait à m'offrir,

je viendrai le chercher pour orner mon logis,

et ce beau souvenir, que tu m'auras choisi,

te revaudra de moi quelque digne merci.

 

S'éloignant à ces mots, l'Athéna aux yeux pers,

disparut dans l'éther comme un oiseau de mer.

Au coeur de Télémaque encore fier de sa race,

elle avait éveillé l'énergie et l'audace,

en ravivant encore la pensée de son père...

En son âme, il comprit ce merveilleux mystère

et, son coeur reconnut la déesse aux yeux pers.


L'ODYSSEE - Homère

Chant I  - 190 / 400

10:33 Publié dans religion | Lien permanent | Commentaires (4) | |

Commentaires

très jolis texte j'aime Bonne semaine

Écrit par : reveblei-1944 | 21/10/2012

Agréable à lire... dans ce monde de brutes !

Écrit par : elleona | 22/10/2012

Magnifique, de qui est cette traduction ?

Écrit par : Cleomenes | 22/10/2012

Il s'agit d'un auteur auto-édité Gilbert Bouchard
Texte reconstruit en alexandrins tel que les doctes hellénistes peuvent le lire en grec.
En prose cadencée la meilleure traduction est de Victor Bérard

Écrit par : Maxime.de | 22/10/2012

Les commentaires sont fermés.