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21/04/2012

Dans l'armée des esprits, le Chasseur sauvage n'est autre qu'Odhinn

Les traditions populaires liées à la chasse sauvage ne sont pas le produit d’une quelconque « mythologie naturelle », mais reflètent au contraire de très anciennes croyances indo-européennes, liées aux activités des « sociétés d’hommes traditionnelles ». Georges Dumezil (Mythes et dieux des Germains) et Stig Wikander (Der arische Männerbund. Lund, 1938) devaient montrer toute l’importance des confréries d’hommes dans les plus anciennes sociétés indo-européennes.

Tacite, dans sa Germania, évoque le comportement d’une troupe de guerriers germains, les Haries (Harii). « En plus d’une puissance par laquelle ils dépassent les peuples que je viens d’énumérer, écrit-il, leur âme farouche enchérit encore sur leur sauvage nature, en empruntant les secours de l’art et du moment : boucliers noirs, corps peints ; pour combattre, ils choisissent des nuits noires ; l’horreur seule et l’ombre qui accompagnent cette armée de lémures suffisent à porter l’épouvante, aucun ennemi ne soutenant cette vue étonnante et comme infernale, car en toute bataille les premiers vaincus sont les yeux »(Germania, 43)

Le nom des Haries semble vouloir dire « les guerriers », ou plus précisément, note Alfred Endter, « ceux qui appartiennent à la troupe », « ceux qui en font partie »(op. cit., p.8). Ils ne constituaient probablement pas un peuple, mais plutôt une « fraternité d’armes », un Kriegsbund, « compagnonnage guerrier ». L’usage de « peindre leur corps »(tincta corpora) ne serait pas tant une ruse de guerre "qu’une identification magique à l’armée des esprits, l’armée de la chasse sauvage "…..

Männerbunde et « confréries » ont donc une fonction précise. Au sein des sociétés indo-européennes, dont l’ordre est la loi, elles assument un rôle indispensable de « défoulement conventionnel ». Cette « fonction de fantaisie, de tumulte et de violence, écrit Dumezil, n’est pas moins nécessaire à l’équilibre collectif que la fonction conservatrice (ordre, tradition, respect des tabous) qu’assument les hommes mûrs, et éventuellement les vieux ».

C’est donc dans les périodes de transition et de renouvellement (les équinoxes et les solstices) que se manifestent les scénarios mythico-rituels des confréries exhubérantes. Il s’agit, en quelque sorte, de conjurer la mort (la fin d’un cycle) par la vie dans ce qu’elle a de plus démonstratif. C’est pourquoi  l’on voit aller de pair les cortèges de masques carnavalesques, l’apparition des animaux, des motifs, des divinités chtonico-funéraires. A ces époques de l’année, les ancêtres reviennent visiter les vivants : « Les affiliés rencontrent les morts qui, surtout aux environs du solstice d’hiver, reviennent sur la terre »(Mircéa Eliade. Naissances mystiques, 1959). La chaîne biologique des générations se scelle des initiations marquant l’entrée dans l’âge adulte. Le vacarme, les sons de trompe, les abois, marquent ces solennelles retrouvailles. La chasse sauvage en est le plus présent symbole (Mircéa Eliade. Le mythe de l’éternel retour, 1949)

L’existence de liens étroits entre le Wütende Heer et les sociétés masculines de l’Antiquité nord-européenne conduit, tout naturellement, à poser la question des relations pouvant exister entre le « Chasseur sauvage »(le Grand Veneur) et le chef des Berserkir et des Einherjar, le dieu Odhinn. Georges Dumezil pose la question : « Ces représentations de l’au-delà (la Valhöll), et aussi celle d’Odhinn chevauchant sa monture à huit pieds, le démoniaque Sleipnir, sont-elles à l’origine des croyances modernes, surtout attestées au Danemark et dans le sud de la Suède, où Oden est le meneur de la chasse fantastisque ?(Les dieux des Germains. Op. cit., pp.45-46). R.L.M. Derolez ajoute : « Nous trouvons peut-être une dernière trace du Wodan du continent dans la croyance populaire très répandue concernant le « Chasseur sauvage », le chef de la « bande sauvage », l’armée des fantômes, qui parcourt le monde lors de la nuit de Jul, et peut-être en d’autres moments de l’année »(Les dieux et la religion des Germains). C’est aussi le sentiment de M. Gonzague de Reynold, qui évoque « le Wotan-Odin proscrit et maudit par le christiannisme, venu se réfugier dans les traditions populaires ». « Ce détrôné, écrit-il, n’est plus qu’un démon, un être malfaisant, incarnation du vent et de la tempête, incarnation de Satan »… On entend passer dans la nuit, avec sa meute hurlante, le Chasseur noir que Victor Hugo a si puissamment évoqué dans « Le Rhin », lorsqu’il a suspendu le récit de son voyage pour nous raconter la légende du beau Pécopin et de la belle Bauldour ». Pierre Grappin nous dit: « Les anciens Germains pensaient entendre dans le ciel une chevauchée fantastique durant les nuits d’orage.  Un galop endiablé traversait le ciel, mené par les guerriers morts en combattant. Cette troupe mystérieuse et glorieuse, qui traînait après elle le souvenir de combats sans nombre, emportée au galop de chevaux furieux, avait un chef, le maître de la fureur, celui qui souffle au cœur des hommes l’enthousiasme guerrier : Wode, qui devint Wotan, et dans le nord Odin ».

Aujourd’hui, nombreux sont les ethnographes à s’être laissés convaincre par les brillantes démonstrations d’Otto Höfler. Il est maintenant reconnu « que le conducteur de la Chasse sauvage n’est autre, à l’origine, que le grand dieu germanique Wodan. Sur ce point, la question peut-être considérée comme réglée ».

Le nom même d’Odhinn, « dieu terrible et inquiétant »(Dumézil dixit), vient renforcer cette hypothèse. Il dérive en effet du vieux-scandinave  « ôdhr », qu’Adam de Brême a traduit par « furor », et qui correspond au gotique « wôds », « possédé », et à l’allemand « Wut », « fureur »(angl.wuthered : fr.envoûté ?). Pris comme adjectif, le mot peut signifier « violent », « furieux », « rapide ». Substantivé, il exprime l’ivresse, l’excitation, le génie poétique, le mouvement de la mer, de l’orage et du feu (Georges Dumézil. Les dieux des Germains). « Odhinn, c’est le possesseur de l’ôdhr multiforme, de cette « Wut » volontiers nocturne qui anime aussi sur le continent les chevauchées de la Chasse fantastique, dont Wôde, Wôdan est parfois le chef ». Pour Emile Benveniste, ce nom, formé de « Woda-naz », « chef de la Woda » dit bien qu’Odhinn est à la tête de la « fureur » ou de « l’armée furieuse », c'est-à-dire de ce qu’on a appelé plus tard la « Wuotanes heri ». Son surnom de « Herjan », « seigneur des guerriers », renvoie lui aussi à la direction de l’armée. Dans l’un et l’autre cas, nous voyons donc se confirmer qu’Odhinn-Wodan est un dieu du tumulte.

« Le caractère d’Odhinn est complexe et peu rassurant, écrit Dumézil. Le visage dissimulé sous son capuchon, dans son manteau bleu sombre, il circule à travers le monde, à la fois maître et espion »

Sa complexité tient au fait qu’il exerce une double fonction, à la fois souveraine et guerrière.(On n’énumérait pas moins de 169 noms, surnoms et qualificatifs attribués à Odhinn). Seigneur du peuple des Ases, il est le roi des dieux, le dieu des rois, le dieu d’une partie des morts, et le dieu magicien. Dieu du « seid », maître de la magie, il tient sa sagesse de la tête parlante du géant Mimir. Dieu de la poésie, c’est par ruse (intelligence divine comme Zeus), en empruntant l’apparence d’un aigle, qu’il s’empare de « l’hydromel des scaldes ». On lui doit aussi la découverte des runes. Pour en connaître les secrets, il est resté neuf jours et neuf nuits suspendu à un arbre agité par le vent, offert en sacrifice à lui-même, sans boire ni manger. De là, probablement, le fait qu’il soit aussi le dieu des pendus. Tout cela lui vaut une quantité de pouvoirs : pouvoir d’ubiquité ou de translocation (il adopte alors les formes animales : aigle, cheval, ours, loup, etc.), pouvoir d’aveugler, d’assourdir, de paralyser ses adversaires. Sa magie lui sert à l’administration du monde. Il peut éteindre le feu, calmer la mer, tourner les vents, prévoir les événements et le destin des hommes. Intervenant dans les batailles, il « lie d’un lien » les guerriers dont il a décidé la perte.

Odhinn possède une lance de fer, Gungir, sur laquelle sont gravées de puissantes runes magiques. Il est le dieu-au-javelot. Il est aussi « Ase-aux-corbeaux », car deux corbeaux, Hugin (l’esprit) et Munnin (la mémoire), volent à ses côtés, qui lui rapportent le fruit de leurs observations. Sleipnir, son cheval à huit pattes, est le plus rapide des coursiers. Sa femme s’appelle Friga, ses enfants Thor et Baldr. Odhinn est borgne. La version méridionale de son nom, Wodan, se retrouve dans la forme anglo-saxonne du mot « mercredi » (jour de Mercure)

-Asgard est la demeure des Ases, peuple sur lequel règne Odhinn, et, par suite, le séjour des dieux.

-Le corbeau, qu’un scalde nommait « la mouette d’Ygg, autre dénomination du dieu, est l’un des principaux attributs d’Odhinn. Sur la plaque décorative d’un casque découvert à Vendel (Suède), se trouve un cavalier armé d’un javelot, qui, très probablement, se confond avec le dieu. Un corbeau vole devant lui, un autre derrière lui. A ses pieds, se trouve un serpent. Sur d’autres représentations, ce sont deux loups qui accompagnent les oiseaux. 

Extraits de "La Chasse sauvage" de Jean-Jacques Mourreau, éditions Copernic

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