12/06/2012
Sade contre les Amazones
Avec Sade (qui à l’échelle de la pensée humaine est un contemporain), on est très loin du cortège religieux de textes au symbolisme fort qui auréolent la relation homme/femme au temps des dieux d’Homère. Son œuvre littéraire est réhabilitée au XXème siècle malgré une censure officielle qui dure jusqu’en 1960, puis entre à la Bibliothèque de la Pléiade en 1990. Chez Sade (qui finira sa vie à l’asile d’aliénés de Charenton), la violence sexuelle n’est qu’une normalité (de son esprit dérangé). Elle se conforme au cérémonial des araignées. Il s’agit de soumettre absolument les femmes « aux caprices des hommes », de la même façon que le ligotement et l’anesthésie peuvent être quelquefois nécessaires à la fécondation des araignées. Puisque c’est « pour le bonheur de tous » que nous ont été « données les femmes », il ne s’agit que de les soumettre et d’établir des lois qui les contraignent de céder aux feux de (ceux) qui (les) désirent. La violence même étant un des effets de ce droit, nous pouvons l’employer légalement(…) ; la nature n’a-t-elle pas prouvé que nous avions ce droit en nous départissant la force nécessaire à les soumettre à nos désirs ? »Le rapport des forces est exigé par la survie de l’espèce et la violence virile est une condition de l’évolution, un instrument de sélection naturelle. Force est cependant de reconnaître que Sade a un caractère bien trempé et une plume assurée : « Ma façon de penser, dites-vous, ne peut être approuvée. Eh, que m'importe ! Bien fou est celui qui adopte une façon de penser pour les autres ! Ma façon de penser est le fruit de mes réflexions; elle tient à mon existence, à mon organisation. Je ne suis pas le maître de la changer ; je le serais, que je ne le ferais pas. Cette façon de penser que vous blâmez fait l'unique consolation de ma vie ; elle allège toutes mes peines en prison et j'y tiens plus qu'à la vie. Ce n'est point ma façon de penser qui a fait mon malheur, c'est celle des autres. »
Sade, on l’aura compris, ne s’est pas appesanti sur la complexe relation homme/femme. Le mythe des amazones en revanche, révèle, en désignant l’obstacle qui rend fou, la raison secrète de l’irréconciliable guerres des sexes :
Peuple de femmes guerrières, filles de Mars et d’Harmonie, les amazones se gouvernaient sans l’aide d’aucun homme. Elles châtraient leurs enfants mâles à la naissance pour en faire leurs esclaves et tranchaient le sein droit de leurs filles pour qu’il ne les gêne pas dans le tir-à-l’arc. Un jour, un prince éthiopien avait envahi le pays des scythes. Il avait fait tuer tous les hommes en état de prendre les armes, et tous les vieillards ainsi que tous les enfants, avec l’arrière pensée d’offrir à ses soldats les femmes des scythes. Ceux-ci les traînèrent à leurs lits, mais les femmes scythes caressèrent les éthiopiens…de leurs poignards. Et voici ce que les femmes décidèrent : elles resteraient libres comme le vent sur les libres landes, et ne seraient plus jamais asservies aux hommes. Jamais plus la voix grossière du mâle ne s’élèverait pour les régenter… Toutefois, pour maintenir leur population, elles auront recours aux mâles, mais à ceux seulement que la guerre leur aura livrés. « Lorsque la reine juge le moment venu de remplacer celles que la mort lui a prises, elle appelle à elle les plus belles de ses vierges (..Elle les réunit à Thémyscire, et dans le temple de Diane, elle prie Arès de bénir leurs jeunes corps de sa moisson (…). Alors le dieu révèle par la voix de la grande prêtresse un peuple chaste et farouche en lequel il s’incarnera pour elles. Et les fiancées de Mars – c’est le nom qu’on donne aux guerrières – sont armées, des mains de leurs mères, de flèches et de poignards. » Elles partent alors au pays indiqué, chasser l’homme comme un gibier, et elles ramèneront à Thémyscire les plus vigoureux que leur lance leur aura livré, pour « les plaisirs sans mesure et sans fin de la Fête des Roses »
Le secret de la guerre des sexes, écrit Christian David, c’est que la frontières des sexes « ne passe pas seulement entre les hommes et les femmes mais à l’intérieur même de chaque homme et de chaque femme ». Voyez Penthésilée : est-elle seulement cette jeune fille qu’elle paraît ? Non. Elle est « née des rossignols » sans doute, mais elle est aussi « cuirassée de peaux de serpents », et à la guerre, elle est si redoutable et cruelle, qu’elle semble une caricature de la virilité. Achille de son côté, n’est pas seulement le Farouche, le Terrible ou le Monstre empanaché que décrit la légende, il est aussi le Doux, le Charmant, et Penthésilée le compare, quand elle le croit son prisonnier, à « une jeune colombe dont un enfant entourerait le col d’un ruban… » Tout est fait pour bien nous faire comprendre à quel point l’hermaphrodisme originel est la clé d’un équilibre qui participe à l’harmonie universelle. Quand les amants, au hasard du combat, se trouvent face à face, leur confrontation nous permet de mesurer l’importance du transfert qui est possible des qualités d’un sexe à l’autre. Et c’est l’évidence de ce transfert qui les aveugle et qui les pousse au paroxysme de l’exaspération. Cette partie d’eux-mêmes qu’ils ne reconnaissent pas habituellement en eux est un défi à relever. En effet, Achille doit reconnaître l’aspect féminin que représente la face cachée de sa nature complémentaire révélée par la reine des amazones. Il doit rassembler les deux fragments nécessaire à l’être total s’il veut être à l’image des dieux. Cette nécessité est clairement exposée par Penthésilée : Celle-ci hurle sa rage de lui appartenir, rêve aussi de l’abattre : « Moi, moi seule ! J’abattrai le fils des dieux. Le voici le fer – puisque c’est avec le fer que je dois l’étendre – dont la caresse farouche va le coucher sur mon cœur sans même le blesser. » Penthésilée souhaite alors mourir , et mourir de sa main : « qu’il vienne ! qu’il m’écrase la nuque de son talon de fer (talon d’Achille), je le veux. Pourquoi deux joues en fleur comme les miennes se sépareraient-elles plus longtemps de la boue qui les a formées ? – joues : nature homme/femme – qu’il me traîne jusque dans son pays – qu’il m’attache par les cheveux à la queue de son cheval ! Ce corps tout plein de vie fraîche, ah ! qu’il le jette dans le fossé ! Que le reniflent les chiens et qu’y fouissent les becs ignobles ! Poussière – oui – que je sois poussière ! – plutôt qu’une femme qui n’a pas séduit ! » (ceci pour signifier que les apparences trahissent une toute autre vérité)
C’est pourquoi, dés que l’un des adversaires est atteint et se trouve à la merci de l’autre, la puissance d’abandon du vainqueur se réveille et il peut alors écouter en lui-même ce désir qu’il ne voulait pas entendre. « Penthésilée, l’aile de la mort l’a touchée – elle a roulé à terre. Elle se tord dans la poussière – son sort est debout devant elle, chacun pense qu’il va lui donner le coup de grâce. Mais non ! il reste là, ce grec mystérieux, immobile, pâle comme la mort (…), ce grec incompréhensible, un dieu, dans sa poitrine cloutée de bronze, lui a soudain fondu le cœur d’amour. » De la même façon Penthésilée épargne Achille quand elle reprend l’avantage : « son cœur était jaloux de la poussière qui recevait son corps. »
En effet, on ne tue pas sa nature complémentaire, mais dans cette lutte perpétuelle contre soi-même, on la révèle et on lui rend un culte approprié.
Dans les rapports humains hommes/femmes de la vie courante, cette légende permet de mieux comprendre cette rivalité passionnée comme nous le démontre Alexandre Maupertuis : « Voilà donc ce qui explique l’aveuglement des deux amants sur eux-mêmes et qui empêche qu’ils soient jamais satisfaits : c’est la réversibilité de leurs personnages, ... Et c’est parce qu’ils refusent de la reconnaître, de l’admettre et de la vivre qu’ils se jettent « l’un vers l’autre, l’un contre l’autre – dans une écume de torrent – dans un entrechoquement d’étoiles ! » C’est pour l’acquisition et l’échange symbolique de ces qualités masculines et féminines (dont chacun d’eux déborde secrètement) que le meurtre de l’autre paraît à chacun d’eux nécessaire. Le conflit est insoluble parce qu’ils refusent de se considérer comme deux êtres distincts mais qu’ils n’acceptent pas non plus l’homogénéité de leurs structures. Parce qu’ils sont deux aspects contradictoires mais complémentaires d’un même personnage, et les deux fragments d’un être total sans pourtant qu’aucune fusion définitive leur paraisse possible (sinon la mort). Pour cela, ils continueront à se battre et à « mourir de leurs baisers », tant qu’Achille voudra nier en lui et tant que Penthésilée niera en elle cette féminité et cette virilité qu’ils se jalousent jusqu’à ce que les exigences de l’un et de l’autre se dissipent comme un rêve, après la mort d’Achille et le suicide de Penthésilée.
Texte en partie inspiré de la revue RUBIS (épuisée)
15:28 Publié dans religion, sexe | Lien permanent | Commentaires (1) |
Commentaires
Très intéressant ! Bonne journée.
Écrit par : Elleona | 13/06/2012
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